Conan, archétype du héros eurasiatique

Robert E.Howard

Parmi les grands noms de la littérature touchant aux domaines symbolique, mystique et parfois même (consciemment ou non) initiatique, le nom de Lovecraft occupe sans nul doute une place fondamentale ; le mythe de Cthulhu et le Necronomicon ont marqué et façonné l’imagination de plusieurs générations, dans l’esprit desquelles Lovecraft a fait renaître un attrait pour les mystères, la mythologie et le spirituel.

Son œuvre devait ainsi rapidement dépasser le cadre de la seule littérature pour toucher aux productions cinématographiques ou à certains jeux de rôle encore populaires au sein d’une certaine jeunesse. C’est néanmoins à une autre figure littéraire américaine plus obscure et  méconnue que nous devons la naissance d’un des plus célèbres héros de la culture occidentale contemporaine : il s’agit de Robert E Howard, créateur de Conan le barbare.

Robert Ervin Howard naît en 1906 au Texas dans une Amérique qui, quarante ans auparavant, sortait à peine de la guerre civile. Il vit son adolescence au cœur du boom pétrolier des années 20 lors duquel la société texane connaît des bouleversements de taille : l’essor économique contribue à la naissance d’un esprit d’entreprise ultra mercantile favorisant l’émergence d’individus avides et peu scrupuleux. Le jeu et la prostitution se développent sous l’égide du crime organisé et la violence gagne du terrain, alors que le ku klux klan voit là l’occasion de prendre son essor en se donnant le rôle de rempart civilisationnel gardien de la morale protestante.

Ce contexte particulièrement brutal qui voit se déchaîner tous les vices de la décadence occidentale marquera définitivement la pensée d’Howard. Pour lui la « civilisation » occidentale ne mérite que le mépris et court à sa perte : «When a nation forgets her skill in war, when her religion becomes a mockery, when the whole nation becomes a nation of money-grabbers, then the wild tribes, the barbarians drive in… Who will our invaders be? From whence will they come? ».

Cette citation de l’écrivain rend bien compte de sa philosophie et se rapproche fortement de l’idée traditionaliste selon laquelle les civilisations vivent, s’affaiblissent et meurent, parfois sous le coup d’invasions barbares. Mais contrairement à Lovecraft qui ne cache pas son admiration pour la civilisation Wasp, qu’il s’agirait de préserver face aux barbares vus comme inférieurs, Howard voit dans la sauvagerie une forme de retour à la pureté, à une violence virile et libératoire bien plus digne d’admiration que cet Occident déclinant qu’il connait bien : « The more I see of what you call civilization, the more highly I think of what you call savagery! » ; « Barbarianism is the natural state of mankind. Civilization is unnatural. It is the whim of circumstance. And barbarianism must ultimately triumph ».

Cette idée d’un triomphe de la barbarie le conduira à créer en 1932 le personnage de Conan.

L’univers de Conan le Barbare

Le monde de Conan est obscur et chaotique. Les dieux règnent et conduisent le destin des hommes dont la vie est faite de combats et d’épreuves, le glaive et la magie se côtoyant pour que naissent les héros. Conan, l’archétype du héros, massacre, pille, protège et aime, s’adonne aux plaisirs de la chair incarnant ainsi toute la puissance de la vie, une vie païenne et virile qui devra le conduire à la royauté. Son Dieu, Crom, en côtoie d’autres dont les noms sont inspirés des panthéons indo-européens : ils se nomment Mitra, Asura – terme désignant les démons dans les traditions hindoues et bouddhistes – ou encore Set, le dieu serpent.

Crom que Conan invoque parfois en l’appelant « Dieu sombre de ma race » est une divinité impitoyable, qui a pour lieu de résidence le sommet d’une montagne ; il n’est donc pas sans rappeler Shiva sous son aspect terrible, divinité hindoue vivant au sommet du Mont Kailash. Il est fort intéressant de souligner que la religion de Conan ne présente aucun caractère dévotionnel et rejette la prière : ainsi dans l’aventure intitulée « l’hôte de la nuit »[1], le héros cimmérien s’exclame « mon dieu a nom Crom… pour rester vaillant, il n’a nul besoin de prière. »

Le dieu barbare fait donc partie intégrante de la vie de ses fidèles auxquels il demeure connecté sans l’entremise de médiateurs ou de prière ; la divinité ainsi conçue rappelle le numen de la civilisation romaine la plus antique pour laquelle Dieu est une pure puissance, impersonnelle bien qu’intelligente et agissante.

Crom semble avoir été inspiré à Howard par l’ancien dieu celte Crom Cruach dont le culte impliquait le sacrifice humain. Pour cette raison Conan incarne selon certains le celte originel, ce que semble attester certains traits prêtés au héros par son créateur ; néanmoins Robert Ervin Howard fait de Conan un héros cimmérien, peuple indo-européen ayant réellement existé au cours de l’Antiquité. Or les cimmériens vécurent dans les steppes pontiques, autour de l’Ukraine et de la Crimée ce qui semble plutôt faire de Conan un héros eurasiatique, trait d’union entre l’Occident et l’Orient.

Ses aventures conduisent souvent Conan à la rencontre de différents peuples : au nord les vanirs à la chevelure blonde ou rousse, à l’est le royaume de Vendhya régi par la loi des castes, ainsi que des races primitives et sauvages telles que les pictes curieusement décrits comme de petits hommes bruns à la peau sombre, bien que leur nom fasse référence sur le plan historique à d’antiques tribus celtiques d’Ecosse. Ces diverses races humaines ont été inspirées à Robert Howard par des civilisations bien réelles, tout du moins dans la majorité des cas.

Le guerrier sauvage venu de « l’Hyborée »

Mais la dimension civilisationnelle et même traditionnelle de Conan ne s’arrête pas là. Le monde du barbare cimmérien est celui de l’Hyborée, correspondant naturellement au mythique continent hyperboréen qui occupe une place fondamentale dans la pensée pérennialiste. Ses aventures se déroulent au cours d’une période mythique située « entre ces années où l’océan englouti Atlantis et les cités lumineuses, et celle de l’ascension des fils d’Aryas » ; Robert Howard fait ici directement référence aux cycles de l’humanité que l’on retrouve aussi bien dans la tradition grecque d’Hésiode que dans le monde hindou ou bouddhiste.

Conan émerge ainsi lors d’un âge qui succède à la destruction de l’Atlantide et précède l’avènement des «aryas », les conquérants indo-européens qui domineront la période suivante et dont le barbare est la préfiguration.

Comme indiqué précédemment la philosophie de Robert Howard oppose le monde moderne dit « civilisé », corrompu et en fin de vie, à la sauvagerie représentée comme exempte de corruption  qui doit à terme naturellement triompher. Conan incarne cette barbarie pure dans toute sa puissance, qui se traduit par son goût du combat et de la tuerie : outre les créatures fantastiques, Conan est souvent conduit à perpétrer parmi ses ennemis de véritables massacres dont il sort couvert de sang. Lorsque pris de furie il invoque Crom, le barbare devient alors à l’image de son dieu – impitoyable –  et n’épargne personne.

Ainsi dans “l’hôte de la nuit”, conan se réfère au « code des montagnards » non sans avoir au préalable jeté en pâture à un monstre une reine qui l’avait trahi. Car en effet la sauvagerie de Conan n’épargne pas le sexe faible : dans « Clous rouge »  alors qu’il combat aux côtés de Valeria, seule femme dont les prouesses guerrières semblent parfois égaler les siennes et qu’il finira par séduire, il n’hésite pas à affirmer « qu’une belle femme ôte tout esprit à un homme ».

Plus loin alors qu’ils tentent tout deux d’échapper à un dragon, Conan intime à Valeria l’ordre de se hâter car « une femme à la course ressemble toujours à une chamelle pleine ». À nouveau dans clous rouges alors qu’il combat l’octopus auquel il livrera le corps vivant de la reine Fatima, le barbare se lance dans une diatribe qui aurait fait sourire Schopenhauer :« le diable emporte cette engeance femelle ! Cela vous attire, vous cajole… vous promet la lune et les étoiles… et lorsqu’il s’agit de se battre, elles courent en pleurant à l’abri et vous laissent vous en tirer seul ! »

Conan s’empare ainsi des cœurs et des corps sans égard pour leurs propriétaires et leurs états d’âme, exception faite de Valeria et de Sonia la rousse dont il respecte la valeur guerrière autant que les charmes les plus « classiques ».

Le détachement comme vertu héroïque : Conan l’initié

Mais c’est avant tout par son détachement que Conan fait montre de sa virilité. Dans l’hôte de la nuit, il refusera ainsi les avances de la nouvelle reine et la couronne qu’elle lui offre, lui répondant qu’il doit conquérir son trône par lui même : en effet ce n’est pas seulement la royauté et les richesses que le barbare recherche mais la conquête, l’action et le déploiement de volonté devant conduire au couronnement final. Il y a dans cette quête de la royauté une dimension que l’on peut qualifier d’initiatique. Julius Evola lorsqu’il évoque les deux castes supérieures de la tradition hindoue, brahmanes et kshatryas, se démarque fortement de René Guénon qui donne la préséance au sacerdoce, en soulignant pour sa part l’équivalence de valeur entre contemplation et action.

L’action accomplie pour elle même, sans égards pour ses résultats et au delà de toute considération morale, est en effet l’apanage des véritables aristocrates et de la royauté. La Bhagavad Gita, texte sacré du vedanta donne ainsi une importance particulière au karma yoga ou yoga de l’action détachée et c’est à Arjuna, homme de sang royal, que le seigneur Krishna donne le secret de la réalisation dans l’action : ainsi, le dieu incite son serviteur à combattre sans se soucier du fruit de l’action en se contentant de suivre sa nature de kshatrya et d’accomplir les devoirs propres à sa caste. Il est ainsi possible de voir en Conan l’archétype du héros indo-européen dont le chant du seigneur nous vante le mérite et la grandeur.

Le réalisateur John Milius dans son film Conan le barbare, héros incarné magistralement par l’acteur autrichien Arnold Schwarzenegger, rend assez bien compte de cette dimension initiatique. Le fait que cet opus s’ouvre par une citation de Nietzsche – « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » – n’est pas anodin. Témoin impuissant, alors qu’il n’est qu’enfant, de la destruction de son village, de son peuple, et du meurtre de ses parents, Conan est réduit en esclavage avant de devenir gladiateur. Il sera ensuite voleur et guerrier, puis partira en guerre contre les élus/serviteurs de Seth le dieu serpent, dont le grand prêtre Thulsa Doom n’a de cesse d’étendre son emprise sur l’humanité qu’il fascine, hypnotise et réduit en esclavage.

Si la quête de Conan est initialement désir de vengeance – mais également de richesse puisque le roi Osric lui confie le soin de libérer sa fille des griffes de Doom – elle symbolise aussi la lutte de la puissance olympienne et solaire – la barbarie comme état de pureté selon la philosophie de Robert Ervin Howard – contre les forces chtoniennes et telluriques qui asservissent et dégradent l’homme, le rendant esclave des ténèbres. Comment ici ne pas faire le parallèle entre l’homme différencié en quête d’absolu et de déconditionnement face à une masse aveuglée par le monde moderne et victime des fausses « lumières » de l’âge sombre ou âge de fer ?

La quête de Conan sera marquée par la souffrance et la persévérance : crucifié par Thulsa Doom et livré aux vautours dont il boira le sang, le barbare est arraché aux griffes de la mort par un rituel magique. Les dieux exigeront le prix de cette « résurrection » et Valeria mourra. Sans verser une larme Conan détruira la horde de Seth et tranchera la tête de Thulsa Doom, écrasant ainsi les « serpents de la terre » tout en accomplissant la prophétie qui lui fut révélée par une sorcière. Il libère par sa victoire la princesse que Doom retenait prisonnière ainsi que les hommes et femmes esclaves du serpent et de son culte. Ignorant presque la fille du roi Osric qui se prosterne à ses pieds, Conan consent néanmoins à lui tendre sa main avant de repartir vers l’aventure au terme de laquelle il couronnera son propre front.

Cette princesse que Conan délivre n’est-elle pas la représentation de la sagesse, la Sophia de la gnose helléno-chrétienne, objet de la quête des chevaliers du Graal rapporté par les troubadours occitans ?

Redécouvrir le mythe de Conan face aux temps modernes

Aujourd’hui le mythe de Conan le barbare semble bien loin, à mesure que le monde moderne nous assène ses dogmes notamment à travers les aventures télévisuelles modernes. La série game of thrones particulièrement populaire, bien qu’elle fasse également partie du genre “heroic fantasy”, nous éloigne fortement du héros cimmérien. Ce sont les femmes intrigantes et tyranniques qui règnent alors que le principe viril est dégradé, castré et entièrement soumis. Cette dévirilisation n’est pas seulement symbolique et ne se manifeste pas que dans l’amour d’un combattant pour une reine, mais s’encre au plus profond des âmes et des corps des protagonistes.

Le seul barbare de la série mourra dès la première saison, un prince sera émasculé et par la suite soumis à sa soeur, un gigantesque guerrier sera empoisonné par un frêle efféminé, un chevalier redoutable presque tué par une femme masculinisée, une gamine fait office d’invincible escrimeuse et les exemples peuvent être multipliés…La « Mère des Dragon » incarne la justice et la morale qu’elle impose au monde grâce à sa puissance de frappe aérienne – les fameux dragons –  ce qui n’est pas sans rappeler l’Occident moderne… des eunuques forment son armée cosmopolite, persuadés de combattre pour la liberté représentée par leur souveraine.

À l’heure où l’affaire Weinstein a donné lieu à un véritable « coup d’État idéologique » féministe et castrateur qui voit les hommes automatiquement ou presque considérés comme des « porcs » potentiels, il est urgent pour la jeunesse européenne de redécouvrir ses mythes et symboles, anciens ou plus contemporains. Une urgence vitale puisqu’il s’agit pour les générations futures de redécouvrir ce que sont la virilité – conçue non pas seulement comme un aspect extérieur mais comme un état intérieur et spirituel – et l’héroïsme qui ne se résume pas à des accomplissements visibles (cependant nécessaires), mais qui là encore implique un dépassement intérieur touchant au coeur de l’être.

Conan le barbare et ses aventures constituent selon nous une porte d’entrée vers ce monde mythologique et métaphysique car il incarne véritablement et définitivement l’archétype du héros indo-européen.

[1]Les aventures que nous citons en italique sont tirées des adaptations comics inspirées par les écrits de Robert Ervin Howard, que l’on retrouve aujourd’hui en kiosque sous le titre « the savage  sword of conan »


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